DEUX VISIONNAIRES À MONTAUBAN : AU CŒUR DE LA VILLE, LE MUSÉE INGRES A RÉOUVERT SES PORTES APRÈS TROIS ANS DE TRAVAUX ET UNE RÉNOVATION COMPLÈTE. DÉSORMAIS, ON L’APPELLE LE MUSÉE INGRES BOURDELLE. CES DEUX ARTISTES NÉS À MONTAUBAN ONT APPORTÉ, CHACUN À LEUR ÉPOQUE, UNE NOUVELLE VISION DE LA PEINTURE ET DE LA SCULPTURE.
Des milliers d’œuvres telles des visages ou des idées
C’est un musée qui réunit, tous artistes confondus, 1099 peintures, 708 sculptures, 24 902 pièces d’arts graphiques et dessins, 8877 estampes, des centaines de photographies, des centaines de pièces de textile et d’archéologie, des milliers de pièces d’arts décoratifs et de céramiques…et 162 pièces de mobilier. Un tiers de surface supplémentaire, un cabinet d’arts graphique et l’intégration de technologies nouvelles, sans compter l’auditorium et le salon de thé… Si les salles du rez-de-chaussée sont dédiées aux expositions temporaires, le premier étage du Musée est consacré à Ingres, avec 44 de ses œuvres accompagnées de celles d’autres artistes de son époque. On y voit ses créations de jeunesse, réalisées dans l’atelier de David ou à Rome, à l’Académie de France dont il fut pensionnaire. Ses grandes compositions montrent toute l’influence qu’il reçut de l’Antiquité et aussi de Raphaël. Parmi ses tableaux célèbres, celui de Madame Gonse. Extrêmement réaliste. Ses études peintes montrent toute l’importance du dessin dans son œuvre. C’est ce qui le mène à cette représentation nuancée, où psychologie et mouvement se trouvent saisis en même temps que les couleurs, dans un même éclat. Le deuxième étage est consacré aux peintures des 14e au 16e siècle venues des écoles italiennes et du Nord – Titien, Piazetta, Tiepolo, Spranger – puis des écoles du 17e, avec Lebrun, Mignard, Jordaens, Van Dyck et Cuyp. Une section présente l’art du 18e siècle, de Boucher à David. Au troisième étage se trouve la plus grande collection au monde de dessins faits par Ingres. Compte tenu de leur nombre, 4 500, ils sont présentés par roulement. Au premier sous-sol, 70 sculptures et une centaine de pièces graphiques rendent hommage au sculpteur Émile-Antoine Bourdelle. dans toutes ses périodes, par des marbres, bronzes, plâtres, maquettes…
La sensation moderne du désir
Ingres vécut son début d’âge d’homme sous Napoléon Bonaparte, il mourut sous Napoléon III. Bourdelle est né sous le Second Empire en 1861, il est mort en 1926. Ils ont vécu tous les deux à des époques où les perceptions du monde se modifiaient. Respectueux des savoirs de leurs maîtres et des grands artistes du passé, ils ont su devenir eux-mêmes et participer à cette évolution. Ingres allait peindre le corps de ses modèles en les transformant. Il fait appel à une fonction fondamentale de la nature : l’attirance. Le désir. Le rêve déjà surréaliste. Dans une vision déformée et splendide des sens. Marquant bel et bien une nouvelle dimension qui était jusqu’alors à peine dévoilée. Tout était dans l’art du trait, et celui-ci devait être lisse. On ne devait pas sentir le coup de pinceau, mais un sentiment déjà presque photographique, qui aurait été déjà retouché par un logiciel qui n’existait pas en ce début du 19e siècle. C’est une façon d’introduire la potentialité de mouvement chez un personnage qui ne bouge pas. Ingres est considéré comme un des maîtres du mouvement anti-romantique. Ses personnages sont limpides, concrets, raisonnables, il y a en eux le désir de vivre et des préoccupations concrètes, hors de tout sentiment ou émotion trop vifs. Le romantisme est un appel des forces obscures entourant les sujets : la forêt, la mer lointaine, la nuit et les reflets mélancoliques de la lune. Ingres ne s’inscrit pas dans cette perspective. Ce qui l’intéresse, ce sont les gens tels qu’il les devine, avec leurs dimensions cachées, mais non rêvées. Avec Ingres, le désir n’est pas le rêve, mais une pulsion qui pousse les gens à être eux-mêmes. Le beau intègre la vraie dimension sociale de l’être, sa dimension cérébrale, faite de calcul et de besoins. C’est le signe de l’individualisme dans une peinture où Dieu n’est pas forcément présent, car tout repose sur l’être humain. N’est-ce pas là une des caractéristiques de notre monde moderne ?
L’essence moderne de la tragédie
Une révolution analogue dans le domaine de la sculpture allait être menée par Antoine Bourdelle. Lui aussi a été capable de faire évoluer son art en toute liberté, imposant sa volonté à ses acheteurs, soutenu par une grande partie de l’opinion publique et de la critique, dans un dialogue permanent avec cet establishment dont il a su faire évoluer la sensibilité. Les fouilles archéologiques révélaient des statues de la Haute Antiquité différentes de l’art classique véhiculé par l’Empire romain. Elles étaient d’une beauté plus vive, moins conventionnelle, sans ces canons définis une fois pour toutes lorsqu’un art devient officiel ou dominant. Bourdelle voulait revenir à cette création qui va aux sources du vivant et non pas à celle d’un système politique. Le corps n’a nul besoin de se sentir académique, mais il a une nécessité vitale : être fort, en harmonie avec les sentiments de survie pour subsister face aux éléments qui peuvent se déchaîner. Les statues de Bourdelle auront ces possibilités de mouvement et d’énergie, donc de violence. Conjuguées à la cérébralité, elles donnent la puissance du trait à partir de l’épicentre de l’être. Á partir du ventre fertile de la femme, de la virilité masculine faite pour ensemencer, se battre et prendre des risques, la civilisation apparaît tel un champ qui devra être moissonné. Il n’y a aucun romantisme dans cette ambiance, mais une nature belle et prosaïque, en perpétuel devenir. C’est un monde de travailleur et de guerrier où il n’y a pas d’idéal défini, en dehors de l’accomplissement de ce qui est nécessaire pour continuer à exister.
La Revue de l’Histoire N° 91 Printemps 2020
REPÈRES
Musée Ingres Bourdelle 19 Rue de l’Hôtel de ville 82 000 Montauban