Cinq siècles après sa parution, les Éditions Moleiro publient l’Atlas Miller à l’identique. Il représente la quintessence de ce que l’on pouvait connaître sur la géographie de notre planète en 1519. L’avenir de notre civilisation reposait sur ces cartes et leurs routes maritimes.
Le déclin de l’Empire romain, les Grandes Invasions puis la montée de l’Islam avaient morcelé l’Europe. Les désastres des Croisades, de la Guerre de Cent Ans et de la Guerre des Deux-Roses avaient épuisé l’Europe du Nord. Les seuls restant capables d’explorer le vaste monde étaient les Portugais et les Espagnols. Le royaume du Portugal avait un million de sujets, celui d’Espagne un peu plus de cinq. Chaque voyage nécessitait un risque financier important et de la part des explorateurs un moral d’acier. Au milieu d’un Océan hostile ils devaient se fier aux seuls repères donnés par un astrolabe, une boussole, des cartes succinctes, des relevés de position du soleil et de la Grande Ourse, le tout corrigé par leur estimation de l’impact des vents et de la rotondité de la terre…Ils furent nombreux à y laisser leur vie.
Terra Incognita
Une angoisse existentielle s’était répandue en Europe depuis les invasions barbares. Il y eut la Grande peur de l’an mil. La terreur des famines et des pillages. On parlait des monstres marins et des vagues bouillonnantes dans les eaux lointaines. Certains affirmaient que la peau des marins devenait noire lorsque l’on arrivait à l’Équateur. On mélangeait l’angoisse de l’Enfer avec les risques du lointain. Les classes dirigeantes de l’Église et des différents royaumes étaient heureusement cultivées et restaient ouvertes sur le monde. Elles restaient réalistes et se doutaient que notre planète était une sphère. Elles estimaient que les progrès en matière de navigation allaient permettre de découvrir des terres inconnues. En 1415, le prince Henri le Navigateur, fils cadet du roi du Portugal, réunit au Cap de Saint-Vincent un groupe de marins et de cartographes. Avec pour objectif de mener des études géographiques et nautiques afin d’organiser au mieux les explorations à venir. La période des grandes découvertes était lancée.
Les cartographies portugaise et castillane devinrent des services officiels. À Lisbonne, cela sera La Casa da India. À Séville La Casa de Contratación. Ces deux bureaux recueillaient tous les renseignements pouvant permettre d’établir les cartes avec leurs mises à jour. Les différents États européens allaient entrer en concurrence pour dénicher les meilleurs rédacteurs. Il y eut une rigoureuse sélection internationale de savants et d’artistes. Les cartographes expérimentés se faisaient rémunérer à prix d’or. On était en train de vivre la découverte d’un univers exotique, exubérant. On le devinait infiniment riche avec des ressources fabuleuses. En l’espace de quarante années, un peu plus d’une génération, notre système de pensée allait être bouleversé ainsi que toutes les analyses géostratégiques. On appelait la cartographie la science des princes.
À la recherche des informations
En premier lieu, celles-ci venaient des navigateurs. Ils avaient noté en détail leurs expéditions. Leurs connaissances techniques étaient fiables. Il y avait en eux, aussi, une part d’intuition. Ils s’étaient retrouvés seuls à prendre leurs décisions face aux vents et à l’inconnu. Leurs équipages étaient composés d’hommes à fort caractère, rapidement rebelles à toute autorité, prêts à critiquer et à tuer leur chef si celui-ci se trompait ou les décevait. Tout le monde jouait sa vie sur une caravelle ou lorsque l’on débarquait sur une plage inconnue. Magellan fut obligé de juger et condamner à mort un de ses compagnons qui contestait son autorité. Les officiers d’un des bateaux de son expédition s’en retournèrent en Europe de leur propre chef. Lui-même allait connaître une mort exemplaire en soutenant le combat d’un roitelet local contre un autre. Il se sacrifia pour permettre à ses compagnons de rembarquer en catastrophe. Les cartographes se fondaient aussi sur de vieux documents. Certains dataient de l’Antiquité. Depuis les Égyptiens on racontait l’histoire, reprise par Platon, de ce continent englouti au fond des eaux dénommé l’Atlantide, on évoquait le monde mystérieux de l’Hyperborée. Il s’agissait de récits légendaires que l’on ne prenait pas pour des légendes. Une légende repose souvent sur des faits historiques dont on a gardé seulement des bribes. Ces cartographes savaient lire le latin et le grec. Ils étaient au courant des savoirs des Musulmans. Par leurs assises territoriales et leur puissante marine, ces derniers avaient des contacts suivis avec l’Extrême-Orient. La Route de la Soie était internationalement connue. On avait le tracé des anciennes voies romaines, qui sillonnaient l’Europe et rejoignaient d’autres routes lointaines où les caravaniers échangeaient leurs produits. Tout au long du Moyen-âge, le commerce international continuait, même si de nombreux itinéraires n’étaient plus entretenus comme au temps de l’Empire romain.
Était-il possible de ne pas croire aux récits des auteurs grecs sur les voyages en Orient, aux enseignements que Platon avait reçus des prêtres des pyramides, détenteurs de vieux livres sur l’histoire très ancienne du monde ? Pouvait-on refuser la réalité du Déluge, des vieilles civilisations, des terres fertiles situées au loin, lorsque l’horizon a disparu ? L’Empire romain d’Orient s’était poursuivi jusqu’à la chute de Constantinople en 1453. Il était en contacts réguliers avec les navigateurs vénitiens et génois. Ceux-ci avaient des liaisons avec les marchands musulmans qui rapportaient des produits de l’Inde et de la Chine. Le savoir antique n’était donc ni perdu ni occulté. Seulement il n’avait pas été soumis à une large diffusion à l’époque du Moyen-âge occidental parce que la plupart des rois étaient plus attachés à leur terre qu’à conquérir les mers. Ce début du 16e siècle détenait des secrets géographiques qui pouvaient être soumis à de l’espionnage. Tout au long de la Renaissance, les cartes portugaises furent des butins recherchés par les corsaires. Dans leurs indications il y avait toute une fortune à saisir, des terres fertiles à cultiver, des produits rares qui allaient vite révolutionner le monde occidental.
Un siècle d’aventures fabuleuses
Des marins de Dieppe avaient déjà installé un comptoir sur les côtes de l’actuel Ghana avant la Guerre de Cent ans. L’invasion anglaise allaient réduire à néant leur exploit. En 1405, trois galères disparaissent au large du Cap Bojador. En 1434, Gil Eanes navigue le long des côtes africaines. Il va jusqu’à 200 kms au sud du Cap Bojador. Entre 1475 et 1479 une guerre de succession au trône de Castille oppose Isabelle la Catholique et la Reine du Portugal Jeanne la Beltraneja. Un accord intelligent est conclu, un traité de paix signé à Alcaçovas en 1479 : Le Portugal renonce à la Castille et l’Espagne à toute ingérence sur le Portugal. Les deux pays se partagent les terres et mers lointaines à coloniser. Deux bulles du Vatican, Aeterni regis en 1481 et Intre Caetera en 1493, affinent les termes de cet agrément qui est une première dans l’histoire de l’Occident. Il deviendra un des fondamentaux du droit international jusqu’à la cascade de décolonisations de notre 20e siècle. L’Espagne et le Portugal se répartissent donc des terres dont on ne sait même pas si certaines existent. Une ligne fictive est tracée à 1770 kms des îles du Cap Vert. Le côté Est revient aux Portugais. Le côté Ouest aux Espagnols. Une grande partie du continent américain sera attribuée aux Espagnols, mais les Portugais obtiendront des droits sur le futur Brésil. En 1487, l’explorateur portugais Diaz contourne l’Afrique pour atteindre les Indes. En 1498, Vasco de Gama débarque sur les côtes de l’Inde à Calicute. Il est stupéfait d’être accueilli par deux Arabes de Tunis qui parlent l’espagnol et le génois. En 1492, Isabelle la Catholique finance l’expédition de Christophe Colomb qui va découvrir l’Amérique sans le comprendre. Il croit être arrivé en Inde. En 1500, Pedro Alvares Cabral part de Lisbonne, franchit l’Équateur puis il met le cap à l’Ouest. Il arrive au Nord-Est du futur Brésil. Il nomme cette terre Ihla de Vera Cruz après y avoir célébré deux messes et construit une grande Croix. Il réalisa qu’il n’était pas sur une île mais sur un nouveau continent. Il repartit ensuite vers Calicut en Inde après avoir accosté sur les rivages des actuels Mozambique et Tanzanie. À Calicut, un accord avec le raja avait permis d’établir un comptoir. Mais celui-ci trahit sa parole et le comptoir est attaqué. Les Portugais étaient en infériorité numérique, cependant ils avaient la puissance du feu à leur avantage. Ils bombardèrent Calicut une journée entière. Ce fut le début de ce que l’on allait appeler la politique de la canonnière. En 1511, Alfonso de Albuquerque conquiert Malacca pour le compte du roi du Portugal. Il établit une alliance avec les marchands tamouls. Malacca restera durant 130 ans sous domination portugaise avant de passer aux mains des Hollandais puis des Anglais. Elle ne deviendra indépendante qu’en 1957. En 1512, les Portugais vont être les premiers Européens à prendre contact avec les îles Moluques, situées elles aussi dans l’actuelle Indonésie. En 1519, Magellan partit pour les Indes. Mais en se dirigeant vers l’Ouest. C’est-à-dire sans contourner l’Afrique. Il voulait trouver au Sud de l’Amérique un détroit qui mènerait dans le Pacifique. Il estimait cette expédition tellement périlleuse qu’il préféra ne pasen révéler le but à ses équipages. Il partit avec une flotte de cinq navires. 1519 est aussi l’année où l’Atlas Miller est publié. Il devra son nom actuel à son avant-dernier propriétaire, Bénigne Emmanuel Clément Miller qui l’avait acheté en 1855. L’Atlas devient propriété de la Bibliothèque Nationale de France en 1897.
Une géographie de l’avenir
Cet Atlas est constitué de 8 cartes portulans. Il ne s’agissait pas de sobres cartes des mers comme celles utilisées par les capitaines de navire lors de leurs expéditions. Les portulans de l’Atlas Miller sont des ouvrages de réflexion et de rêve. Ils constituent un atlas de luxe, destiné à être lu par des princes, par une élite riche qui s’informait et pouvait ainsi mieux prendre ses décisions stratégiques. Ils comportaient des enluminures précises et poétiques, où l’on avait dessiné des animaux étonnants et des Indiens dans des mondes jusqu’alors inconnus. Chaque détail de l’Atlas Miller est une annonce pour nos sociétés futures. Chacune de ses miniatures repose sur une réflexion profonde, un art subtil, à la hauteur des précisions géographiques reposant sur des calculs mathématiques remarquables. Une nouvelle conscience originale se mettait en place. On découvrait toutes les possibilités de la Terre. Les cartes portulans indiquent des richesses réelles ou supposées. Elles ne se contentent pas de donner la succession des caps et des ports sur les rivages, elles montrent l’intérieur de certaines régions, avec leurs souverainetés et leurs débouchés sur le commerce maritime. Les artistes ont mis au point une iconographie des peuples, des plantes et des animaux. Ils ont créé des modèles récurrents que l’on retrouvera par la suite dans les arts décoratifs européens : hommes nus, cannibales ou paisibles, esclaves ou libres, potentats ou souverains glorieux, scènes de chasse, bêtes sauvages et chimères, végétation luxuriante. Les rapports de force entre puissances rivales apparaissent. La vision est géopolitique, empreinte de dynamisme, profondément spiritualisée. C’est une volonté alchimique sur un monde réel mais inconnu. Pour une suite d’aventures et d’expressions de volontés de puissance.
Une philosophie du voyage
Vingt-sept roses des vents, quarante-sept navires portugais, musulmans et chinois décorent l’Atlas Miller. Des blasons du Portugal et de l’Espagne signalent les comptoirs. De jolis dessins représentent les villes… Nous sommes dans le domaine de l’image, de l’imaginaire, de la réflexion comme une couleur se réfléchit dans une rêverie et provoque la pensée profonde. C’est le monde occidental et sa modélisation future qui se reflète dans ces enluminures venues de l’esprit créatif de celui qui les a peintes. L’Atlas Miller est un livre merveilleux parce qu’il dévoile la poésie intrinsèque aux projets d’une aristocratie européenne qui cherche de l’action. Il faut imaginer un prince ou un capitaine de vaisseau catholique étudiant cet ensemble de cartes, de portulans… Il savait que tout ce monde se présentant à ses yeux était à visiter, à modifier… Avec tous les risques que cela représentait, parce que l’on ne savait pas encore ce que l’on allait trouver… On jouait en fait sa destinée, physique et morale, à regarder un tel Atlas. Rêver de saisir notre planète dans sa totalité. Envoyer des bateaux pour négocier, raconter, conquérir. Affronter des mers inconnues. Découvrir ces nouveaux territoires où vivent des animaux bizarres, des populations peut-être étranges dont on ne sait pas grand-chose avec des religions où la sorcellerie a peut-être cours, puisqu’il ne s’agit pas d’un monde chrétien. À cette époque, la dimension politique de la foi intervenait dans chaque voyage et chaque aventure. Elle est représentée sur les cartes de l’Atlas Miller par la Croix s’opposant au Croissant de l’Islam. Les nouvelles routes maritimes vont aussi servir à évangéliser. La beauté douce des images, la puissance de leurs dessins et de leurs couleurs, indiquent curiosité et joie de partir en expédition et coloniser le monde.
La ressemblance des miniatures enluminées avec la réalité n’est donc pas une nécessité. Il s’agit de trouver l’esprit du territoire ou de l’indigène afin d’exalter la nature telle qu’elle devrait être, si la parole du Christ est écoutée. C’est une façon d’intervenir déjà sur la destinée spirituelle de ces peuples à conquérir. La précision du trait est nécessaire et renforce la notion de patience, d’efforts, de lenteur des navires. Sa luminosité est en osmose avec la modernité qui est offerte, celle de l’avenir, de la connaissance heureuse dans un monde qui ne sera plus obscur. L’image est avant tout mentale. Elle donne une information sur l’idée de l’avenir plus que sur la réalité. C’est toujours ce principe inspiré par la religion et selon lequel l’artiste doit imiter le geste divin et non pas la création faite par Dieu. Car seul Dieu peut imiter parfaitement. Le portrait n’est pas une copie servile. Cela laisse beaucoup d’initiative au peintre à condition qu’il présente un idéal chrétien. Les explorations à mener deviennent des œuvres d’artistes aventuriers visant à une transcendance différente de la simple humanité.
Les maîtres de l’ouvrage
Les cartes ne sont ni signées ni datées. Leurs légendes sont en latin, la nomenclature en portugais. Elles sont l’œuvre des cartographes les plus réputés de leur époque : Pedro Reinel, son fils Jorge Reinel, et Lopo Homem. Au Portugal, Les Reinel étaient honorés du titre de maîtres de cartes et d’aiguilles de mer, autrement dit des boussoles. Lopo Homem avait reçu le privilège de certifier et corriger tous les compas des navires. Les dessins et miniatures sont de Antonio de Holanda. La conception géographique est identique à celle que Duarte Pacheco Pereira avait exposé dans son Esmeraldo de Situ Orbis : Les mers ne sont qu’une grande lagune. Elles sont entourées de terres qui prédominent sur les eaux. Ce qui voulait dire que le futur détroit de Magellan au Sud de l’Amérique n’existait pas. On était bel et bien obligé de passer par les mers au Sud de l’Afrique pour rejoindre les Indes. Les six cartes manuscrites richement enluminées qui composent l’Atlas Miller représentent donc le monde tel que le connaissaient les Européens juste avant l’expédition de Magellan qui se déroula entre 1519 à 1522. L’Atlas rend compte des dernières conquêtes portugaises en Asie et des découvertes espagnoles en Amérique du Sud. Les zones géographiques représentées sont : l’Océan Atlantique Nord, l’Europe du Nord, l’Archipel des Açores, Madagascar, l’Océan Indien, l’Indonésie, la Mer de Chine, les Moluques, le Brésil et la Mer Méditerranée. L’Océan Indien est dessiné à partir des informations recueillies après les premières expéditions de Vasco de Gama en Inde et les actions militaires d’Alfonso de Albuquerque. La carte du Brésil rend compte des explorations entreprises par Pedro Álvares Cabral en 1500. Sur la carte de l’Atlantique, les archipels de la mer des Caraïbes sont bien situés. En revanche, l’Amérique, nommée Mundus Novus Brazil, est rattachée au continent asiatique par un continent imaginaire nommé Mondus Novus. Une des cartes montre la partie la plus orientale du monde connu : le grand Golfe, ou Magnus Sinus. Ce nom lui avait été donné par l’astronome grec Claude Ptolémée au 1er siècle après J.-C. Cela correspond à l’actuel golfe de Thaïlande. Les cartes de la partie africaine ont été perdues. On n’en a retrouvé aucune trace.
Une amicale fausse information
Le luxe de l’Atlas Miller permet de penser qu’il était destiné à être un cadeau d’État. On pense qu’il a été offert à Charles Quint par le roi du Portugal. Mais dans cet ouvrage, il n’était indiqué aucun passage au Sud du nouveau continent américain. Il s’agissait là d’un subtil mensonge pour désinformer Magellan et son commanditaire le roi d’Espagne. Des terres, qui n’avaient jamais été reconnues par un navigateur, bloquaient le passage au Sud des Amériques et empêchaient de rejoindre les Indes par l’Ouest, par le futur détroit de Magellan. Certaines villes déjà découvertes n’étaient pas non plus indiquées… Cette ruse du roi du Portugal constitue une des originalités de l’Atlas Miller. Elle montre comment s’établissait le dialogue entre deux souverains proches l’un de l’autre. Ils avaient les mêmes objectifs, la même vision du futur et le même idéal chrétien. Ils étaient à la fois parents, amis et rivaux. Mais rien ne pouvait empêcher Charles Quint d’accorder sa confiance à Magellan pour accomplir sur un vaisseau le premier tour du monde connu depuis la naissance de l’humanité.
La Revue de l’Histoire N° 93 Automne 2020
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