La mémoire d’un bel été, voici un siècle

Ce sont tous des anciens soldats français de la guerre de 14-18. Tout milieu social confondu. Toute origine géographique. Ils ont été pris en photographie quatre-vingt ans après la Grande guerre*. Ils étaient tous nés au XIXe siècle. Certains ont pu rencontrer des gens qui avaient connu Napoléon! 1er ou des grognards d’Austerlitz ou de Waterloo. Lorsqu’ils sont nés, il n’y avait pas d’avions, aucune voiture sur les routes. C’était la civilisation du cheval. Maintenant, ils sont tous morts. Mais ces photos sont exceptionnelles. Parce qu’elles nous donnent un nouveau rapport avec l’Histoire. Jamais on ne nous a mieux expliqué notre passé. Parce que toute explication commence par un ressenti. Sur l’espace de temps et la violence qui l’accompagne, celle-ci entrecoupée généralement de longues périodes de paix. Sur des milliers de photographies, la sélection a été faite bien sûr en fonction de la photogénie. La plupart de ces portraits ressemblent à des visages de notre époque, à l’exception de quelques-uns qui ont vraiment une allure du XIXe siècle, qu’ils ont dû porter tout au long de leur vie. De nos jours, l’Histoire se constitue autrement. Par les films, les vidéos diffusées instantanément par Internet, la guerre qui se passe au loin est notre voisine d’information quotidienne. On voit en vrai des chars avancer, des troupes se battre, des civils s’enfuir. Cela change complètement notre rapport à l’image. Et à l’Histoire. Elle n’est plus une fatalité lointaine, qui s’abattait sur le paysan et son village lorsque le tocsin sonnait ou lorsqu’un régiment de cavalerie inconnu occupait son église et sa mairie, et commençait à mener des réquisitions. Désormais, le villageois se connecterait sur Internet, il trouverait des explications, des déclarations télévisées, un drone survolerait la cour de sa ferme, des missiles seraient tirés et il pourrait mourir sans même réaliser ce qui lui arrive, tandis que le chef de son pays serait déjà en train de se réconcilier avec le chef d’État du pays adverse par téléphone et en se tutoyant. Ces photos exposées nous montrent la gravité de la guerre de 1914, un siècle après. Avec un aspect solennel, qui ressemble à celui d’une tragédie grecque, où ce sont les Dieux, ou à la limite les rois, qui décident du sort du monde. Tout un formalisme se mettait en place. Il fallait préparer les armées, lancer des phrases simples à la foule : À Berlin ! Mort à Guillaume ! Nach Paris ! … les premiers combats commençaient à une frontière le plus souvent lointaine…De nos jours, il n’y a plus cette lenteur de processus. Des journalistes vont et viennent en voiture sur le front. Les manipulations se font par des services officiels qui tentent de sérier les informations. Une guerre peut commencer et se terminer en une semaine ou même une journée. Mais elle pourra être aussi destructrice que les deux premières Guerres mondiales réunies. Elle pourra être initiée par une grave crise financière, une manifestation qui tournera mal… Ou, comme en 1914, par un attentat, l’assassinat d’un dirigeant politique ou d’une star du cinéma. Qui sait ? Pour paralyser un pays, il faut quelques dizaines d’hommes entraînés, qui s’attaqueraient à des points sensibles, mal défendus… Et ce serait le chaos que l’on n’attend pas. L’Histoire racontée dans un siècle ne sera donc plus la même histoire que celle de la guerre de 1914. En dehors des films et interviews innombrables qui resteront, il y aura quelque chose de plus : une sorte de non conformisme, de rapidité inouïe, de violence totale ciblée, et d’une suite de conséquences où le chaos sera le maître. Nous regretterons alors la Guerre de 1914. Au moins, elle pouvait garder des normes sur l’espace et le temps, normes qui n’existent plus qu’en apparences, jusqu’à ce qu’elles s’écroulent.

*Exposition d’Eric Poitevin au LaM . Commissariat : Marc Donnadieu. Cf article page 13 et suivantes.

Matthieu Delaygue