Vue aérienne du monastère © La Grande Chartreuse

Le monastère de la Grande Chartreuse est situé sur la commune de Saint-Pierre-de-Chartreuse, en Isère.

La passion silencieuse de Saint Bruno : Dans un Moyen-âge à la recherche de son équilibre politique et spirituel, Saint Bruno montrait ce que pouvait être la volonté de l’homme en route vers Dieu. Il fut à l’origine de l’Ordre des Chartreux. Il est l’exemple du prêtre féodal, aimé de tous, à la recherche de l’absolu par la prière.

Un mystique du XIe siècle

Sa famille était de noblesse allemande. Ses parents étaient établis dans la ville de Cologne, un des plus importants évêchés du Saint-Empire. Nous savons peu de choses de sa vie personnelle. De toute évidence, il a reçu une éducation réservée à l’élite, ce qui lui a permis d’être intégré très jeune aux puissants réseaux de la chrétienté féodale. Selon le témoignage écrit de ses frères moines de Calabre : Il fut un homme d’humeur toujours égale, c’était là sa spécialité. Il avait toujours le visage gai, la parole modeste ; il montrait avec l’autorité d’un père la tendresse d’une mère. Nul ne l’a trouvé trop fier, mais doux comme l’agneau.

Avait-il la foi du charbonnier ou celle de l’intellectuel ? Dans le premier cas, la révélation divine vous est tombée droit dessus, comme la foudre sur un arbre. Tandis que la foi de l’intellectuel est celle du croyant fasciné par une autre façon de raisonner, de toucher les sommets du cœur en passant par le cérébral. Chacun porte en lui ces deux façons d’aimer Dieu et ressent leur interpénétration au fond de sa conscience. Mais il existe tout de même une ligne de partage entre le cœur et l’esprit, différente selon la nature et l’éducation reçue. Visiblement, Bruno de Cologne était ce que l’on appelle un intellectuel. Il fut chanoine à la Collégiale Saint-Cunibert de sa ville natale. Puis il partit à l’évêché de Reims, qui était aussi important pour le royaume de France que l’était Cologne pour le Saint Empire. Les rois étaient sacrés à Reims qui détenait la Sainte Ampoule. L’école de son évêché avait bénéficié de l’enseignement de Saint Gerbert, futur pape, bras droit d’Hugues Capet, un des meilleurs spécialistes de son temps pour les mathé-matiques et la géométrie. L’évêché de Reims avait sous sa tutelle une dizaine d’autres évêchés avoisinant. Bruno, là aussi, fut nommé chanoine de la cathédrale et reçut, la charge de recteur des études de son école. Il avait 29 ans. Il était devenu un des maîtres spirituels de l’Europe du Nord.

Un monde passionné

Nous étions au Moyen-âge où le symbole n’avait pas fonction  de  symbole,  mais d’élément vivant qui prouvait la  foi.  La  Sainte  Ampoule était un des éléments fondamentaux du principe chrétien et monarchique. Les pouvoirs de l’Église étaient considérés comme bien supérieurs à ceux des rois et autres princes car il y avait une continuité directe entre la vie et la mort, entre le monde quotidien de notre réalité et celui, vaste et inconnu de l’au-delà. Un roi, une seigneurie, n’avaient de sens que par rapport à Dieu. La vie d’un chrétien n’avait de signification que dans sa lutte pour sauver son âme, obéir à Dieu et faire le bien. C’était les temps de l’alchimie, des apparitions et des luttes contre le diable. Les mythes fondateurs des grandes religions païennes et de la Gnose étaient toujours inscrits en lettres occultes dans la pensée mystique. Le culte de Mithra était encore célébré. On vivait à côté des anges et des églises. Les exorcistes luttaient au péril de leur vie en récitant leurs rituels. Leur espérance de vie était bien plus courte que celle des autres prêtres. On vivait pour Dieu et pour lutter contre les forces infernales. Et ceci n’était pas un concept abstrait. Mais une réalité vivante que l’on côtoyait tous les jours.

La voie de l’absolu

Bruno  de  Cologne  aurait  pu devenir à son tour évêque de Reims, et puis, peut-être, pape. Il en avait les qualités requises : intelligence, culture, simplicité, charisme…Mais il sentait en lui un autre chemin. La vie monastique lui plaisait. Sa qualité de personnage important de l’Église lui permettait d’accomplir cette chose à la fois belle et redoutable pour un moine : créer un nouveau lieu, fondé sur la prière et le silence, l’isolement et la méditation. En 1084, l’évêque Hugues de Grenoble, dans un rêve à la fois étrange et pénétrant, vit sept étoiles s’allumer dans la nuit. C’était une vision qui se réalisa peu de temps après. Sept hommes lui demandèrent audience, dirigés par Bruno. Ils cher-chaient un lieu pour mener une vie à louer Dieu, dans la solitude. Marqué par sa vision devenue réalité, il les conduisit sur les terres sauvages du massif de Chartreuse, dans l’actuel département de l’Isère. Elles étaient rattachées au duché de Savoie, ce qui n’était pas plus mal, parce que l’évêque Hugues était en bisbille avec des seigneurs du Dauphiné. La future abbaye pourrait vivre en toute quiétude, sans souffrir des querelles locales. Quelques cabanes en bois furent installées. Elles communiquaient par une galerie couverte avec les premiers bâtiments communautaires : église, réfectoire et salle du chapitre.

L’appel de Rome et de la Calabre

Bruno allait rester en ces lieux jusqu’en l’année 1900. Le pape Urbain II, qui avait été un de ses élèves de Reims, l’appela auprès de lui à Rome. Bruno allait y rester six mois. Mais l’appel du désert ne s’oublie pas aussi facilement. Il demanda à fonder une autre abbaye. Le hasard ou la destinée le conduisirent en terres de Calabre, où il allait construire avec quelques uns une nouvelle abbaye. Le nouveau désert s’appelait La Tour. Bruno y vécut jusqu’à sa mort qui survint en 1011. La vie des communautés créées par Bruno continua de s’étendre après sa mort. Dans les années 1115, l’ermitage de Portes et plusieurs autres communautés demandèrent à se rallier au mode de vie instauré par Bruno. Il fallut ensuite rédiger un document qui pourrait s’appliquer à l’ensemble des monastères souvent fort éloignés les uns des autres. Ce fut le cinquième prieur de la Chartreuse qui s’en chargea. L’histoire du catholicisme a retenu son nom : il s’appelait Guigues. Dans un style simple et clair, il donna description de la vie des Chartreux. Le manuscrit s’appela Les Coutumes de Chartreuse. Il fut terminé en 1127. Ses règles constituent toujours les fondements de la législation cartusienne. Elles reçurent l’approbation du Pape en 1133. L’Ordre de la Chartreuse fut officiellement créé aux alentours de 1140. Il prit naturellement place aux côtés des grands ordres monastiques. Vers 1145, les moniales de Prébayon de Provence embrassèrent à leur tour la règle de vie des Chartreux. De nos jours, l’Ordre compte 24 maisons. Certaines ont été créées aux U.S.A., au Brésil, en Argentine et en Corée.

Architecture d’un sacerdoce

Le Monastère de la Grande Chartreuse est la maison mère de l’Ordre. Il ne se visite pas. Une trentaine de moines vivent en ses murs. Des frères convers s’occupent de toutes les questions matérielles pouvant nécessiter un éventuel contact avec l’extérieur. Ils ont leur propre église, leur propres logements. Ils habitent ce que l’on appelle la Correrie. Du latin conredium qui désigne tout ce qui est nécessaire à l’entretien d’un moine. Le Musée de la Grande Chartreuse est aménagé dans une ancienne dépendance des frères convers, à quelque distance du monastère, afin de ne pas troubler le silence des moines. On y voit des objets de leur vie quotidienne, des documents, des gravures et des films. On y retrace aussi l’évolution des différents savoir-faire des Chartreux. Pour subvenir aux besoins de l’Ordre, les Chartreux ont été tour à tour éleveurs, imprimeurs, enlumineurs, maîtres de forge, herboristes, pharmaciens, et enfin depuis le XVIIème siècle, distillateurs et liquoristes. On propose aussi, sur rendez-vous, de faire travailler pendant deux heures dans un atelier d’enluminure. Cela permet au visiteur de découvrir le monastère et de ressentir cet appel de l’absolu si particulier des monastères coupés volontairement du monde pour une écoute différente de celui-ci. Le parcours est divisé en trois temps : celui de l’histoire, celui des saisons et celui de la liturgie. On va découvrir aussi un des joyaux de l’ordre, sa collection des cartes : vers 1680, le chapitre général décida l’établissement d’un inventaire des Maisons de l’Ordre. Entre le XVIIe au XIXe siècle, on peignit 79 tableaux les représentant. Certains sont les seuls reflets des monastères disparus. Les frères convers travaillent dans les ateliers de menuiserie, à la forge, au tri des plantes utilisées pour la liqueur de Chartreuse. Ils ont toujours eu la science des herbes et des simples. C’est une approche naturaliste de la vie. Fondée non pas sur le raisonnement mathématique, mais organique. C’est un lien avec cet amour des fleurs qui est un des fondements du catholicisme, une de ses bases d’expression. « Jésus a mis devant mes yeux le livre de la nature et j’ai compris que toutes les fleurs qu’Il a créées sont belles, que l’éclat de la rose et la blancheur du Lys n’enlèvent pas le parfum de la petite violette ou la simplicité ravissante de la pâquerette… J’ai compris que si toutes les petites fleurs voulaient être des roses, la nature perdrait sa parure printanière, les champs ne seraient plus émaillés de fleurettes. » Sainte Thérèse de Lisieux. Dieu aime la diversité. Les différentes formes, couleurs, et odeurs parti-cipent au mystère de la création et de la foi. C’est aussi une des raisons de la diversité des ordres et des monastères catholiques. L’unicité de la recherche de l’absolu est conjoint à la diversité des méthodes. Du style roman au gothique, et du gothique flamboyant jusqu’au  moderne. C’est toujours le même chiffre qui se décline, ainsi, en un nombre infini de chiffres, les mêmes prières sont dites, le même regard est posé sur la création.

Des lignes de force face au mystère du temps

La  Grande  Chartreuse  a  été ravagée  à  plusieurs  reprises par les incendies. Une avalanche de neige a tué six moines en écrasant les bâtiments. Chaque fois les murs ont été reconstruits, et l’abbaye a continué de vivre. La plupart des constructions datent d’une dernière catastrophe, au XVIIe siècle. L’éternité se perpétue dans cette réincarnation de la pierre, en harmonie avec la nature du paysage. Les lignes des toits se retrouvent dans celles de la montagne qui nous révèlent les différents rythmes de temps et de vie de toute chose. Chaque  père  chartreux  dispose  d’un  ermitage  bâti l’identique des autres. C’est une petite maison entièrement coupée du monde extérieur. Avec deux pièces au rez-de-chaussée, deux pièces en étage, et un jardinet aveugle. Le moine chartreux vit la plus grande partie de son temps dans la pièce appelée cubiculum. Elle possède une table de travail, un oratoire et un lit. Le moine est fort occupé toute la journée. Il consacre neuf heures à la prière, huit au repos et sept aux activités manuelles et intellectuelles. L’unicité du un en trois se retrouve dans les trois principes qui marquent la vie des Chartreux : l’isolement, la prière et la liturgie. L’isolement est-il un isolement ? Lorsqu’il recherche un absolu divin, le silence n’est pas le silence. Les visites que peuvent recevoir les Chartreux sont limitées à la plus proche famille, une ou deux fois par an. Mais n’est-on pas plus proche d’une personne sans la voir si on pense à elle, si on prie pour elle ? On retrouve là, une fois de plus, la notion d’excellence. Un rapport de perfection ne veut pas dire seulement voir concrètement la personne. À partir de la vie séparée des moines Chartreux nous devenons sensibles à d’autres valeurs. D’autres mesures. La distance n’est pas ce que l’on croit. Pas plus que le temps. À quoi cela sert-il de voir quelqu’un longtemps si c’est pour ne pas porter attention à elle ?

Le monde est une prière

On peut tenter, ceteris paribus, une  analogie  avec  la  page blanche de l’écrivain. Elle est une puissance qui n’est pas vide. Un bel instant de sa vie, c’est lorsqu’il regarde sa page blanche. Elle est un  plein  marqué  par  la  possibi-lité d’absolu si le texte est bon. À cet  instant,  l’écrivain  ressent  le contact d’une colonne de lumière. La  marche  vers  l’absolu  semble ouverte. Telle est la sensation de toute poésie, de la danse et des arts plastiques, marqués par un silence qui n’est pas un silence, mais le début d’une aventure personnelle. Le décor isolé de la Grande Chartreuse, avec son austérité et ses couleurs subliminales, constitue lui aussi une beauté naturelle. Il ajoute à son rêve la poésie de l’espace silencieux. Où les prières des moines résonnent en nos cerveaux même si on ne les entend pas. Écrire, lire, c’est se taire. Ne rien dire, lire toujours la même chose, relire ce qui est lointain dans un monde non visible, c’est réaliser la supériorité de la prière, des mots autorisés et de leur silence. Sur son lit de mort, Saint Bruno terminait sa Profession de foi par ces mots : Dieu a engendré Dieu, la lumière a engendré la lumière ; c’est donc de lui que découle toute Paternité dans le ciel et sur la terre. Amen.

La Revue de l’Histoire N° 78 Été 2016

REPÈRES

Le Musée de la Grande Chartreuse La Correrie 38 880 Saint Pierre de Chartreuse Tel. : 04 76 88 60 45 https://www.musee-grande-chartreuse.fr